Parution - “Le corps à sa façon. Regards sémiologiques sur la mode ordinaire”

Anthony Mathé - Sémiologue - Semiolab - L'ordinaire de la mode
Anthony Mathé - Sémiologue - Semiolab - Le corps à sa façon
 

“Le corps à sa façon : regards sémiologiques sur la mode ordinaire”

Mon premier livre est paru quelques semaines à peine avant le 1er confinement, c’est ballot quand même. 7 ans de réflexion, 2 ans d’écriture, 4 chapitres et plein d’exemples concrets. On en parle quand vous voulez !

Comment penser la mode ? Comment analyser un look ? Mon parti-pris est d'étudier la mode comme une pratique quotidienne, non un idéal. Né d'observations, de discussions et d'un travail d'enquête, « Le corps à sa façon » est un essai de sémiotique qui analyse la profondeur des pratiques d'habillement, les liens entre le corps et l’habit.

Chaque jour, chaque matin, la mode vestimentaire offre la possibilité d'une épiphanie : en s’habillant, on incorpore un rôle, on se métamorphose pour se révéler. Rôle, métamorphose ou révélation : dans les 3 cas, le corps s’habille de signes et de symboles autant que de tissus et de couleurs et, en retour, le vêtement s’incorpore au sujet, femme ou homme, qui le porte.

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Sommaire

Introduction : L’ordinaire de la mode 

Chapitre 1 : CORPS
Chapitre 2 : ALTERITÉ
Chapitre 3 : ÉCLAT
Chapitre 4 : DÉSIR
Conclusion : La beauté de l’ordinaire

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En guise de mise en bouche, voici les premières pages de l’introduction de mon livre :

« L’Ordinaire de la mode » (introduction)

1.Passion de mode

La mode vestimentaire n’est pas une passion nouvelle pour moi. Les tissus, les coupes, les audaces, les artisans, les petites mains, la Haute Couture, les marques, la communication, l’histoire du costume et les usages quotidiens (« la rue » comme on dit dans le milieu) sont autant de dimensions d’un même et unique intérêt pour un univers de sens hautement coloré. Nul hasard si c’est aujourd’hui l’objet de cet essai. La mode me fascine, m’intrigue, m’interpelle tant elle déroute la connaissance et déjoue les évidences : elle exaspère sa propre interprétation. Cette passion s’accroit lorsque j’observe sur le terrain une dynamique propre à la mode, toujours mouvante, même quand elle revient sur ses pas et recycle un style passé que j’espérais ne plus revoir. La mode semble être le temps même de la vie sociale.

Que faire d’une passion quand l’enjeu est de construire une théorie du vêtement ordinaire qui s’applique aussi bien au quotidien le plus banal qu’aux moments d’exception ? Rien n’est plus difficile en effet que de traiter avec distance, neutralité et esprit critique une passion de toujours. L’affect et la sensation produite par l’esthétique de la mode génèrent un plaisir de la contemplation et ne sauraient donc avoir de sens ni de valeur ici, à moins d’une intrigue à dénouer qui puisse mettre en jeu cette passion ? Il faut prendre gare au plaisir qui aveugle, mais non le nier : après tout, ce petit plaisir est le sel de l’analyse, « la saveur » au sens barthésien. Ce qu’il faut au sémiologue de terrain que je suis, c’est un challenge qui puisse transformer cette fascination pour la mode — que je suis loin d’être le seul à éprouver en sémiologie comme dans la vie quotidienne — en une donnée articulée à d’autres effets de sens, moins saillants en apparence et pourtant fondamentaux.

Un premier pas de côté consiste à changer la façon de penser la passion qu’inspire la mode. Si l’on se demande la raison d’un intérêt si vif pour la mode, on trouvera vite celle-ci : la mode passionne — en bien comme en mal — parce que tous les jours, chaque matin, elle offre la possibilité d’une épiphanie triviale : on se métamorphose, on se révèle, on incorpore un rôle, on se couvre pour se dévoiler. C’est évidemment un processus subtil, toujours circonstancié et souvent non réfléchi, une pratique des plus banale, mais jamais anodine comme le confient les usagers que j’ai rencontrés au cours de mes recherches. La grande leçon que je retiens de ce parcours, c’est que le sens profond de la mode est précisément dans cette expérience ordinaire. Il ne faut d’ailleurs pas négliger le fait que l’ancrage de cette passion de mode est avant tout charnel et sensible : quotidienne, obligée, normée, la mode commence chaque matin par une interaction très concrète avec le corps propre du sujet, avec sa peau et sa chair. La mode, avec le langage, est certainement l’objet social le plus intime et le plus sensuel qui existe.

Dès lors, nulle raison de mettre entre parenthèses cette dimension passionnelle, qu’il s’agisse d’émulation, de fascination ou de pathos. La passion est une des variables sémiologiques dont il faut se saisir d’emblée puisqu’elle conduit à la question du corps sensible, ce corps qui palpite devant une nouvelle tenue, ce corps qui se plie aux contraintes du vêtement ou le déforme, ce corps habillé qui signe sa personnalité, ce corps qui se socialise et devient l’étendard de ses états d’âme en s’habillant de signes et de symboles : le corps à sa façon.

Cette voie du corps ne va pas forcément de soi tant la fascination de mode conduit à interroger les images si abondantes. L’image génère souvent plus d’intérêt que le corps habillé ou le vêtement. Il est vrai que les images médiatiques et les publicités sont particulièrement léchées, mettant en scène glamour, distinction, air du temps et identité idéalisée. L’image est une donne essentielle qui n’a fait que s’amplifier avec les réseaux sociaux, un fait envoûtant, attractif, immersif, qui génère de la passion et du désir (nouveauté), et parfois de l’ennui et du désamour (ressemblance), quand il n’y a pas carrément révolte et scandale (mensonge).

Quelle que soit sa significativité, et pour l’avoir traitée dans le cadre d’expertises de corpus, la question de l’image et des représentations ne m’interpelle pas vraiment. À mes yeux, le véritable sujet, c’est le vêtement porté, lieu de la rencontre de la mode et du corps sensible, expérience à la fois individuelle et sociale, matérielle et symbolique, réelle et imaginaire. Cette réalité duale du vêtement, de sa conception à sa « mise en chair », joue un rôle pivot dans l’incorporation des valeurs sociales et dans l’expression du sujet ; rôle d’autant plus mystérieux qu’il est ordinaire. C’est une expérience vécue à même le corps, par le corps, un corps-à-corps avec l’habit et tout ce qu’il peut représenter. C’est pourquoi je tiens à privilégier l’étude des liens complexes tissés entre le corps et le vêtement, et à laisser de côté le rôle joué par les images de mode, « au moins de façon temporaire », comme disait Greimas.

 

2. Penser la mode ordinaire

Si l’on tient la mode pour ce qu’elle est fondamentalement, à savoir un oxymore, il est possible d’esquisser une approche sémiologique adaptée à son étrangeté première. Depuis Gabriel de Tarde, Thorstein Veblen et Georg Simmel, la mode n’a eu de cesse de poser aux chercheurs cette question complexe des liens entre individu et société, réalité et fiction, puisque la mode jette de facto un pont entre les deux et accomplit leur médiation. Oxymore ne signifie pas paradoxe ni dissociation : l’apparence contradictoire est en réalité un rapprochement, une connexion, un pont entre deux mondes distincts. Le vêtement porté est précisément la part triviale de la mode, celle qui met en contact le corps individuel (le vécu) et le corps social (le visible/le lisible). C’est avec la mise en chair de l’habit que le jeu social de la mode commence, et cette question transcende l’opposition assez courante entre le luxe et l’ordinaire.

Questionner la mode au prisme de l’expérience du vêtement porté et du temps du corps habillé a des répercussions importantes sur la façon de penser cet objet sensible. Deux difficultés apparaissent concrètement, déjà pointées par les chercheurs en fashion studies: 1. un problème terminologique, 2. un problème conceptuel et empirique.

 

De la « Mode » au modus operandi

Jusqu’à présent, j’ai évoqué « la mode » — ou la mode vestimentaire — comme si l’entité désignée allait de soi. Mode est pourtant un terme ambivalent. Ce que les fashionistas et les professionnels appellent « La Mode », avec majuscule et en insistant sur l’article défini, correspond en réalité à une vision élitiste de l’habillement, c’est-à-dire à une mythologie emblématique du fonctionnement social de la mode du point de vue de « ceux qui la font ». Autrement dit, c’est une construction culturelle. Il est vrai que l’on pourrait étudier la mode à ce titre, en tant qu’objet de croyances sociales, en tant qu’habitus propre au milieu de la mode ; ce serait une façon de reprendre à nouveaux frais les Mythologies de Barthes. Toutefois, du point de vue de la recherche sémiotique actuelle, je ne vois rien de crucial à l’étude de la culture du milieu de la mode (je dois L’ordinaire de la mode même avouer que la lecture du témoignage J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste de Loïc Prigent [2016] suffit à combler ma curiosité et mes interrogations). Nul challenge à suivre cette voie balisée.

Les fashion studies ont critiqué le terme de « mode » avec le tournant des années 1990 : comme le rappelle Joanne Entwistle (2000), la recherche est alors passée de l’étude de l’industrie de la mode et de son économie (production), à l’étude de la culture matérielle associée aux pratiques de mode (consommation). Réducteur et élitiste, le terme de « mode » ne peut qu’être une impasse pour comprendre le fonctionnement social de la mode et sa valeur pour tout un chacun. La solution adoptée a consisté pour les chercheurs anglosaxons à parler de « fashion and dress », et non simplement de « fashion ». C’est ce qui permet l’étude des mécanismes par lesquels la mode se traduit et s’incarne par des tenues quotidiennes, par l’habillement (Entwistle, 2000 : 3). L’habit est donc une des clefs pour repenser la mode, non plus du côté de l’idéal, mais bien du côté des usages et des usagers. Il y a urgence à étudier la mode ordinaire avec des outils critiques car l’industrie de la mode est dans une belle impasse : bousculée par le digital et mise à mal par la « fast fashion », les entreprises de mode cherchent désespérément un modèle économique et social viable sans grande remise en cause. Figure emblématique de la mode et des tendances, la consultante Li Edelkort a tiré la sonnette d’alarme dès 2015 avec un « Manifeste Anti-Fashion », mais les réactions du milieu sont assez longues à venir.

« La Mode » est au final une expression has been du point de vue de la recherche. C’est certes commode puisque tout le monde comprend de quoi on parle, mais c’est peu efficient sur le plan théorique pour rendre compte de l’étendue des phénomènes sociaux : en introduisant des préjugés ou des évidences sur ce qui entre ou non dans le domaine étudié, ce terme oblitère l’analyse. Sur le plan sémantique, « habillement » est plus juste puisqu’il n’exclut pas du champ la majorité des données et met l’accent sur le processus, sur le modus operandi. Il est ainsi possible de questionner les pratiques quotidiennes, les usages banals, toutes les expériences ordinaires qui façonnent le vécu de mode. C’est du côté du processus qu’il est possible de questionner l’ordinaire de la mode.

Pour en finir avec ces discussions sur les termes, admettons que parler du mode vestimentaire serait probablement l’expression la plus appropriée : ce n’est pas un certain idéal élitiste qui interpelle, ni l’opus des stylistes et des grandes marques qui pose problème, mais bien ce que nous faisons chaque jour au quotidien, souvent sans y réfléchir, avec nos vêtements et nos accessoires, qu’ils soient de luxe ou non, hérités ou fabriqués. L’infraordinaire, le banal, le trivial sont des expériences plus intrigantes tant elles sont chargées de sens pour l’usager. Par commodité et par souci de justesse, il faudrait même parler des modes vestimentaires, au pluriel, tant j’ai pu observer que les pratiques sociales d’habillement sont diverses et variées : il n’y a pas qu’une seule manière de faire ; plusieurs systèmes de valeurs cohabitent en synchronie ; et pour ajouter une autre difficulté, une même personne s’habille différemment en fonction des circonstances et des contextes. Un même objet peut être investi de façon radicalement différente. C’est la nature médiatique des vêtements qui ouvre sans cesse cet horizon du sens et qu’il importe d’observer.

Face à cette diversité, le simple changement de genre pourrait sonner comme une bouffée d’air. Avec « le » mode, le champ s’ouvre à des phénomènes de sens complexes, le domaine étudié gagne en contraste et le rôle même de l’enquête sémiologique est de trouver comment analyser ce modus operandi, sans se soucier de ce que l’on sait déjà, à savoir que les (grands) couturiers sont des visionnaires et que le look exprime souvent un style de vie.

Je renonce pourtant à faire emploi de cet usage masculin qui joue sur les deux sens de mode (la mode comme objet et le mode comme moyen) précisément parce qu’il table sur une ambivalence sémantique qui n’est pas reçue dans la langue ordinaire. C’est donc le corps habillé qui est l’objet de l’enquête au prisme du processus d’habillement. Ce pas de côté ouvre des voies opérationnelles et heuristiques qui permettent de s’intéresser aux usages de mode du quidam et de questionner le temps vécu.

 

Du « Système » aux pratiques vestimentaires

Contrairement à ce qu’ont pu penser Algirdas Greimas, Roland Barthes et d’autres en sémiologie, la mode n’est probablement pas un système. Elle n’est pas même un système de systèmes puisqu’elle ne constitue pas un simple « ensemble signifiant » clos que l’on pourrait saisir, décrire, déconstruire et réduire par méthode à une structure intelligible, à un réseau de signifiés, voire à une grammaire. Le sens se construit autrement, via une praxis et une énonciation, et c’est assurément pourquoi les faits de mode résistent jusqu’à présent à une pensée du système.

Système de la mode de Barthes (1967) est un projet fascinant, mais particulièrement daté et qui, à ce titre, appartient à l’histoire de la sémiologie. Je suis étonné de voir que ce livre difficile soit cité en référence en France, alors justement qu’il signe l’aveu d’un échec de l’analyse face à un objet aussi complexe (Badir, 2014). Les Anglosaxons ne s’y trompent pas d’ailleurs, ne sachant pas quoi tirer de cette analyse laborieuse et pourtant partielle de la « mode écrite » Que faire d’un essai qui ne s’intéresse ni aux images de mode, ni aux vêtements, pas plus qu’aux usages ? Pour les linguistes et les spécialistes de sémiologie, le doute est grand : comment capitaliser sur une étude au corpus incertain, peu systématique et non représentatif des écrits de mode ?

Parce qu’ils touchent tant au goût d’une époque qu’à une expérience intime et personnelle, les modes vestimentaires s’avèrent être un objet insaisissable, qui résiste à sa lecture. Parler de résistance ici, c’est parler d’inconnu et poser la question de la pertinence de la sémiologie face à des objets syncrétiques, instables, non objectivables au prime abord, des objets qui ne sont ni linguistiques ni iconiques mais qui jouent avec toutes les formes de langage, textes, images, discours ; c’est défier la sémiologie dans sa capacité à saisir l’inconnu tel qu’il se manifeste en réalité : étrange, mobile, transversal, transgressif. La mode, si légère en apparence, ne saurait être traitée avec légèreté. Elle a sa consistance et connaît une profondeur.

Face à la diversité des modes vestimentaires et à la richesse des mondes ordinaires associés, « système » est un concept inopérant qui fonctionne comme une invitation à réduire les significations, à les clore, au lieu de les déployer. Or, la mode doit s’analyser en partant de sa diversité et de sa transversalité, en tant que pratique culturelle ouverte, toujours en devenir, et qui participe d’énonciations individuelles multiples et d’interactions collectives quotidiennes. Qui dit pratique, dit usager. C’est une sémiologie de terrain qu’il faut entreprendre : l’observation des données sur le terrain et l’écoute des usagers est une des clefs principales pour rendre compte de la valeur sociale effective de la mode.

Du côté de la recherche sémiologique contemporaine, des avancées conceptuelles permettent justement d’appréhender les pratiques culturelles du point de vue du sens vécu par l’usager, des récits et des symboles à l’œuvre et sont autant d’invitation à affronter le terrain. Les propositions de Jacques Fontanille (2004 ; 2012) sur le corps signifiant constituent le socle théorique de mon approche, de même que ses recherches sur les niveaux de pertinence de la culture (2008) me permettent de développer une méthodologie opératoire et simple pour traiter l’hétérogénéité des données observées dans les faits. La difficulté des pratiques vestimentaires, c’est en effet qu’il y a ce qui est observable, ce qui est dit, ce qui est cru, ce qui est vécu, ce qui est ressenti, ce qui est perçu et ce qui est projeté : toutes ces dimensions sémiotiques qui concernent l’usager comme l’observateur se tiennent pourtant ensemble et c’est le challenge de l’analyse que de les articuler.

Si l’objet premier de ce livre est de partager des analyses de mode concrètes, il convient de s’arrêter sur le second pilier théorique de mes travaux : les propositions de Sémir Badir (2007) aident à articuler cette hétérogénéité des documents constituée de pratiques, de médias, de discours et d’objets, et à repenser les conditions de l’analyse de la mode (2014 ; 2018). En posant les modes vestimentaires comme une pratique propre à un sujet d’énonciation, le sémiologue peut ainsi distinguer a priori son plan d’expression (ses signifiants) constitué d’objets et de médias, et son plan du contenu (ses signifiés) constitué de discours. C’est ainsi que les données étudiées, à savoir les objets et les interviews, sont posées méthodologiquement en face à face.

En convoquant de telles recherches sémiotiques et en cherchant à les opérationnaliser dans le cadre spécifique de mon terrain, il est particulièrement intéressant de voir comment le statut des vêtements se redéfinit : les objets textiles sont avant tout, pour le sujet sensible, des corps à part entière et participent du plan d’expression de la mode dès lors qu’ils sont portés. Alors que ce sont des objets incorporés, ce sont en même temps des médias (Badir & Provenzano, 2017). La voie ouverte par ce point de vue ne concerne pas simplement le statut théorique du vêtement mais également l’étude puisqu’un parcours d’analyse double est induit.

En plus de la contrainte matérielle exercée par les vêtements, leurs composantes médiatique et symbolique se révèlent une clef pour l’interprétation : ce sont à la fois des vecteurs de signification (du fait d’un certain mode de structuration de la signification via une temporalité) et des réceptacles de projection de contenus. Je fais l’hypothèse que cela marche de concert, selon un mouvement dialectique plutôt que de causalité linéaire. Point d’équilibre entre ces deux pôles que sont le « sens construit » et le « sens projeté », la valeur sociale et symbolique d’un produit serait établie comme une négociation entre les deux, un sens « co-construit ».

Alors que l’industrie de la mode est étudiée depuis très longtemps, notamment aux Etats-Unis, le vêtement — « en soi » et porté — est finalement peu étudié en dehors des monographies consacrées aux couturiers, aux designers, à certains courants stylistiques et à des études ethnographiques. La corporéité même du vêtement est assez peu questionnée, alors même que le terme est employé sur le terrain. Même chez les auteurs anglosaxons qui parlent de corps, de genre et d’habillement, le corps habillé reste un objet diffus, autour duquel on tourne, que l’on pose mais que l’on n’étudie pas au prisme de l’expérience vécue. C’est encore une fois l’image du corps habillé — un certain résultat esthétique, la réception du vêtement « en soi » — qui est questionné, et non le vêtement, encore moins le corps de l’habit. Parmi les penseurs de la mode, Frédéric Monneyron (2001) a pourtant souligné depuis longtemps que le « refoulement » du vêtement en raison de sa « banalité » et de sa « frivolité » est une erreur lourde de conséquences, un aveuglement sur la valeur sociale de la mode.

Tout le propos du présent essai apparaît ici : il ne s’agit pas d’un livre sur l’esthétique de la mode ni sur sa réception, mais bien d’une enquête sur les pratiques de modes vestimentaires ordinaires car le challenge théorique, pratique et professionnel est là, au niveau même du vêtement : c’est avant tout un objet, une prothèse corporelle qui génère une expérience vécue tout à fait singulière, une matrice, un médium à part entière.

 

Des données aux corpus

Dès lors, l’étude empirique du modus operandi et des pratiques effectives conduit inéluctablement à la question des données de l’expérience à observer et à la définition des corpus d’étude. L’accent tombant sur le vêtement porté conduit à l’observation de « la rue », un lieu ouvert où tout est possible, où tous les styles cohabitent, où tous les corps se frôlent. Un lieu aussi où les grandes marques sont juxtaposées à la confection, au recyclage et à la « fast fashion ».

Observer passantes et passants, c’est ainsi porter le regard sur une tenue, une allure, un tout de signification qui fait sens pour l’usager comme pour son observateur. Les marques ne sont pas toujours lisibles et, de toute façon, elles ne sont pas forcément à propos car tout le monde ne s’en préoccupe pas. Dans certains cas, le travail des couturiers et des designers renommés pourra ressurgir et apparaître dans ces pages, au minimum en arrière-plan comme une référence ou une citation qu’il faut reconnaître, ou de façon plus explicite en étant exhibé, affiché, logotypé. Tout cela renvoie à un vécu et à des choix, à une expérience individuelle qu’il faut écouter et recueillir attentivement.

L’intérêt porté à la rue n’exclut pourtant pas l’étude du luxe, d’une mode plus élitiste. Si j’ouvre largement l’enquête à toutes les données quotidiennes et ordinaires (les habits de travail, les vêtements donnés ou recyclés, le fait-maison, les dessous, les tenues de sport, les accessoires), je tiens à tenir ensemble « luxe » et « ordinaire » car, à mes yeux, l’ordinaire englobe le luxe en réalité. Toutes ces données sont essentielles pour saisir la singularité des pratiques et comprendre comment un individu opère ses choix et s’investit dans son habillement.

Pourquoi choisir entre la Haute Couture et la « fast fashion » ? entre le grandiose et le banal ? entre l’esthétique visionnaire et ce que les Anglosaxons appellent avec affection « ordinariness » ? Je le répète : en réalité, tout se tient dans la pratique des usagers. Qu’importe que le travail de fashion designers comme Phoebe Philo, Anne Valérie Hasch, Raf Simons, Nicolas Ghesquière, Hussein Chalayan, Christopher Bailey, Jack McCollough et Lazaro Hernandez m’interpelle tout particulièrement : ce sont avant tout les modes vestimentaires du quidam qui permettent de refonder la mode en tant que pratique culturelle. Pourquoi clore et clôturer les données alors que le maître-mot est la relation entre les usages ?

Les grands stylistes ont leur place dans cette étude, au même titre que les magasins grand public comme Zara, H&M, C&A, Etam, Pimkie, Jennyfer, Célio, Jules, Primark, New-Look, TopShop, Carrefour Tex, Leclerc, etc. : ces enseignes accessibles et ces marques moyen ou bas de gamme représentent en l’occurrence le gros du marché et concernent bien plus de monde à Paris, à Londres et à New York que des maisons comme Chanel, Oscar de la Renta ou Armani. Avec l’expérience vécue comme parti pris, reste à définir le « point de vue qui construit l’objet » (Saussure).

 

3. Le corps habillé, un « corps-enveloppe » à sa façon

La mode, non moins que le langage, est un objet étonnant. Dans son Cours de linguistique générale, Saussure utilise une métaphore vestimentaire particulièrement savoureuse : il parle de la langue comme d’une « robe faite de son propre rapiéçage ». D’ailleurs, il est possible de renverser cette métaphore : comme la langue, les robes et les habits sont définis par leurs usages et investis par des usagers réels.

Structuré à partir d’actes, de discours et d’objets, le corps habillé, ce corps à sa façon, est ainsi un corps vécu, une expérience personnelle qui ne se joue pas en dehors de l’espace social, mais qui se donne dans le temps d’une expérience sensible personnelle. Une question essentielle se pose ici. Comment saisir et rendre compte de ces effets de sens ?

Le temps vécu des pratiques vestimentaires

Toute l’étrangeté de la mode s’évapore dès lors que le débat se pose en termes de pratiques, de temps vécu et de quotidien. Puisqu’elles articulent du sens, des symboles, des objets et des actes, les pratiques culturelles de mode sont des performances clefs de la vie sociale. En investiguant le temps vécu de l’expérience vestimentaire, toutes les données se tiennent ensemble grâce à un dénominateur commun structurant : l’usager. Sur le plan conceptuel, discours, sens commun, croyances et actes s’articulent pour fonder le sens et la valeur de cette pratique culturelle du point de vue du sujet d’énonciation.

C’est bel et bien un chemin de traverse que je propose d’emprunter face à l’étendue des données et pour rester dans le domaine propre à la sémiologie qui s’intéresse avant tout aux langages et aux phénomènes de sens : les expériences corporelles, médiatiques, symboliques, interactionnelles permettent de saisir l’éventail des faits de significations de mode, leur articulation comme leur syntaxe. Tout se tient ensemble dans le temps même de l’expérience du sujet d’énonciation qui est précisément la personne opérant la résolution de l’étrangeté : les vêtements, les tendances, la consommation, les médias, les croyances, la distinction s’articulent par la pratique du sujet.

[…]

 

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