“Les mots valises du luxe”

Anthony Mathé - Sémiologue - Semiolab - Blog - Mots valises du luxe

Interview publiée sur le blog TOUS EN SCENE avec lequel je collabore toujours avec plaisir. Et pour cause, c’est un vrai plaisir d’échanger avec Clara Laurent et de répondre à ses questions pointues. 

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Tous en scène : "Mots-valises du luxe", voilà qui est intriguant. De quoi parlons-nous ?

Anthony Mathé : Par « mot valises », il s’agit de mots que l’on attend, des mots qui font partie des bagages d’un univers et qui constituent une sorte de prérequis liés à l’identification de la catégorie luxe. Certes, il convient de rappeler qu’ils sont « personnalisables », nul besoin d’en faire des mots tabous. En sémiologie, on pratique l’analyse « en langue » : on écoute les usages des mots, on observe les pratiques discursives des marques comme des gens. D’emblée, on peut observer que les mots dont nous allons parler sont souvent de l’ordre de l’autojustification. Or, si l’on fait bien les choses, on n’a pas besoin de se justifier, il suffit de raconter. Il y a des mots qui m’amusent beaucoup ! Commençons par «style».

« Style »

A.M. : J’ai beaucoup d’affection pour ce mot mais en même temps, son usage actuel m’agace éperdument. On le retrouve dans le discours des marques de mode, de joaillerie et dans les commentaires. On emploie ce mot de façon esseulée comme pour dire « oui oui, regardez, il y a de la valeur », « un style unique ou formidable », on cherche ici à qualifier le style à chaque fois de façon très vague, générale et abstraite, « c’est trop stylé ». On a alors l’impression que l’on ne dit rien en le disant, si ce n’est que l’on désigne ce qui ne doit pas être manqué à l’observation. Style est un très joli mot, mais si l’on ne cherche pas à raconter une histoire de créativité, de vision, de projet, le style sert juste à « faire plaisir » et justifier le prix. Bref, on revendique, on martèle, au lieu de raconter les dessous du style.

Autrefois, le style s’écrivait avec un i. Le style est l’ancêtre du stylo, c’était l’objet utilisé pour désigner la “manière d’écrire”, c’est le poinçon avec lequel on écrivait. C’est la différence qui viendrait de nos jours entre un stylo et une plume. Ce n’est pas parce que vous avez un stylo que vous avez une plume. Ce mot est donc très poétique : il invite à raconter quelle est votre manière d’écrire, et à le déclarer avec art et panache.

T.E.S : Mais alors, est-ce que l’on retrouve plus le « style » davantage associé au discours de marque que pour une description de « produit » ?

A.M. : Les deux car dans le luxe et la mode, on va dire que le styliste ou le joaillier ont leur « style » : cela concerne leur manière de faire, leur préférence, leur quête esthétique mais « style » désigne aussi le produit. Quand on parle de style au niveau du produit, je serais tenté de dire « c’est trop tard ! ». Une fois confronté au produit, on peut suggérer, parler des détails, revenir aux inspirations, mais trop tard et trop risqué. Si vous me parlez de style et que je n’aime pas la montre ou la pièce, c’est vous que je vais critiquer, non l’objet. On peut parler d’autre chose que son style comme son usage par exemple.

« Niche »

A.M. : C’est un mot qui me fait beaucoup rire étant un sémiologue passionné de chiots ! On parle de niche pour désigner un secteur de marché, caractérisé par sa distribution très sélective, sa haute qualité, son exception, son savoir-faire et ses maîtres artisans. Dans les univers du luxe, ce mot est surtout associé à la parfumerie de niche. Pour moi, la notion de niche était liée à la notion d’indépendant.

T.E.S : Le fait d’appartenir à un groupe « désenchante » donc cette notion de niche ?

A.M. : Oui ! Un parfumeur me confiait que la niche n’a plus rien de niche, elle n’en garde que le nom, et ce n’est pas le plus évocatoire des noms… De nombreuses marques de niche ont été rachetées par des groupes et ne sont plus indépendantes et leur distribution n’est plus aussi sélective. C’est pourtant ce qui était joli et propre à la niche : perpétuer un savoir-faire de maître-artisan, une exigence sur la qualité, ne pas tomber dans des choses qui plaisent au grand public mais chercher à garder une singularité, une esthétique. Il y avait du tranchant dans la niche. On ne cherchait pas à édulcorer les choses, c’étaient toujours des propositions audacieuses, « segmentantes » comme disent les marketers, ce qui veut dire concrètement excluantes. Les marques de niches étaient à part, elles se présentaient comme inclassables et ce message faisait sens. Beaucoup de marques dites de niche n’en sont finalement pas. Niche, c’est devenu un business modèle pour créer de la valeur dans une industrie en quête de sens.

La marque de niche a sa petite boutique, son maître artisan et travaille des produits très typés qui vont au bout d’une inspiration : on est dans la proposition, la surprise, voire la confrontation. Vous êtes face à 25 parfums et vous n’en aimerez qu’un seul et celui-ci, ce sera le vôtre, il y aura une appropriation très forte car c’est une rencontre. Un de mes clients qui travaillait dans le parfum prestige me disait que « Le succès de la niche vient tout simplement du fait que les marques de niches font ce que les marques de prestige ne font plus : la qualité ! » C’était provocateur certes, mais cela signifiait en fait que les marques de niche proposaient des signatures olfactives et des univers qui allaient au-delà d’une idée de concept et n’étaient pas soumises à des « tests consommateurs ». Ces tests viennent soumettre un parfum au public, ce qui conduit à aseptiser les propositions olfactives, les jus finissant par se ressembler. Ça ne veut pas dire qu’il y a duperie sur la qualité, il y a des choses superbes chez Sephora mais disons que c’est souvent déceptif. La niche aurait pu permettre de sortir du marketing de la ressemblance, de la copie ou de la fadeur.
Les parfums comme les Editions de Parfums Frédéric Malle, Etat Libre d’Orange ou Serges Lutens ont des vraies signatures olfactives, ils expérimentent, ils proposent et c’est à la cliente de disposer. C’est une aventure olfactive qu’ils proposent et j’aime bien cette idée d’aventure amoureuse – car il s’agit de cela – avec ses hauts et ses bas. Evidemment, il y a beaucoup de maisons dites de niche qui méritent d’être saluées. J’adore Parfum d’Empire par exemple, je n’oublierai jamais le « choc » olfactif en sentant Tabac Tabou. Dans la niche, il y a parfois du choc. Et ça, c’est le sens intime du luxe à mes yeux.

On l’associe aux marques conceptuelles « niche brands » un peu à part, qui ont une idée en tête et n’en démordent pas. » Niche veut dire que ce n’est pas grand public, que c’est aussi exclusif qu’excluant. Quand on dit « c’est très niche » on s’adresse à une cible très spécifique, une audience limitée et en quête d’une certaine vision. On est dans l’idée d’un lifestyle très spécifique et dans l’exclusion de beaucoup, sauf de ceux qui savent reconnaître la valeur ! On se tient hors des sentiers battus. Maintenant, il y a beaucoup de marques dites de niche qui n’en ont que l’apparence et en termes de proposition produit sont finalement « mainstream ». Niche ne s’oppose pas forcément à bas de gamme mais à mainstream. Encore une fois, il y a niche et niche.

« Exception » 

A.M. : C’est un mot que l’on sait employer pour écrire un discours, mais on ne sait pas quelle histoire est racontée par ce mot, et ça, ça m’amuse beaucoup ! « Exception » raisonne comme « vieux luxe, cramoisie, velours » ! (Rires)

En grammaire, on dit toujours « l’exception qui confirme la règle » mais si on est logique, une exception ne peut pas confirmer une règle, l’exception vient infirmer la règle. Les grammairiens le savent. L’exception ne conforte pas mais retire. Ce terme est devenu un synonyme d’excellence pour les grandes maisons et les grands groupes du luxe, mais non ! L’exception est un argument de contradiction en droit, on vient dire le contraire de ce qui vient d’être dit par l’autre. Exception c’est un terme d’interdit, de contradiction, d’opposition et qui devient évidemment une norme.
Quand on dit que c’est un produit d’exception, c’est en fait un produit contraire à l’usage courant. L’exception, dans une plaidoirie, est la réponse à un argument.
C’est du jargon dont on peut se passer pour le luxe. Toute la tirade « exception », « excellence » est terrible : on cherche à justifier la valeur au lieu de simplement la montrer. Si c’est vraiment exceptionnel, cela va de soi et on peut raconter autre chose : l’origine (c’est devenu normal de révéler les coulisses de la fabrication depuis 20 ans) ou l’usage.

« Luxe » 

A.M. : Pour moi, ce mot peut être employé entre chefs d’entreprises ou financiers pour définir un secteur car cela participe à une réalité économique et cela n’est pas contradictoire. On peut très bien parler du « secteur du luxe ». Le luxe est un repère par rapport à des critères économiques, mais aussi par rapport à des critères anthropologiques (ce sont ces marqueurs anthropologiques que j’étudie et qui renvoient aux grands mythes indo-européens). Cela ne plaît pas aux maisons et aux marques qui évitent ce mot, mais d’un point de vue strictement anthropologique, le luxe n’est pas du même ordre de pratique que les marques de consommation courante. C’est pour cette raison que les marques de luxe vont être valorisées par des financiers indépendamment de leur rentabilité et leur valeur. Il existe des entreprises moins valorisées économiquement parce que le luxe, anthropologiquement, renvoie à des catégories et des croyances distinctes.

Dans le luxe, il y a une dimension anthropologique essentielle : on est au summum ! On essaie de transcender la consommation. On résiste au temps de la consommation. On est dans la volonté de mettre du sublime, de la beauté, de la rareté, de la préciosité y compris dans ce qui n’est pas nécessaire (c’est raconté tel quel, au mot près, dans les mythes antiques). Ceci est vrai ramené à l’échelle de l’humanité, c’est-à-dire de l’antiquité à nos jours : on est dans la volonté de transcender l’humanité ! Quand on achète notre rouge à lèvre, on ne transcende rien du tout (rires). Si on prend deux rouges à lèvres, un d’une marque de luxe et un autre lambda : ils vont avoir quelques points de distinction sur la tenue, la qualité pigmentation, la texture mais en termes d’usage ce sera très proche et pourtant… c’est radicalement différent ! Ceci, pour des raisons culturelles et symboliques. Un produit de luxe n’a pas besoin d’avoir le mot luxe inscrit sur son packaging. Si tel est le cas, alors ce n’est pas du luxe ! Nous sommes des animaux symboliques.

« Intemporel » 

A.M. : Ce que l’on cherche à dire avec ce mot c’est que le produit est lié à l’excellence, qu’il résiste au temps par sa qualité, que ce sont des produits d’héritage qui se transmettent par exemple et qu’ils échappent à la mode éphémère et fugace. Une marque célèbre de montres disait « On n’hérite pas d’une montre, on la transmet pour la génération suivante ». On cherche à souligner la valeur du produit par rapport à un savoir-faire, une qualité mais « intemporel » ce n’est pas ce qui est recherché ! Au contraire : on dit intemporel mais on cherche des objets ultra-temporels, des objets contemporains. Intemporel n’est pas en contradiction avec contemporain, au contraire cela fonctionne ensemble car contemporain veut dire « avec le temps ». Dans la réalité, tout est démodable. Lorsque l’on regarde les objets de luxe du passé comme les sacs, les montres ou encore les vêtements : tout est démodable. Les produits qui résistent au temps ont, à un moment donné, créé une singularité, singularité qui n’a pas été oubliée dans le temps (petite précision clef). Il y a l’usage d’intemporel par les entreprises mais aussi l’expérience de l’intemporel : quand vous achetez un objet, vous voulez que votre objet résiste car vous vivez une expérience avec lui qui est hors-temps en étant immergé dans l’instant présent.

Il y a une personne qui utilise très bien le mot intemporel et cela va vous surprendre : c’est Cristina Cordula ! Quand elle regarde les gens qui sont en phase de relooking, elle peut par exemple dire « Ton trench est magnifique, il est intemporel ». Quand elle emploie le mot « intemporel » et que l’on regarde les objets qu’elle désigne comme tels, ce ne sont jamais des objets basiques. Elle qualifie des objets qui vont avoir des volumes, une touche retravaillée : il s’agit de propositions qui réinterprètent de façon inédite un classique. En cela, elle désigne des créations contemporaines : avec le temps, c’est ce que signifie con-temporain. Oui, c’est l’idée du trench mais celui-ci il a quelque chose dans le présent et c’est déjà du futur ! Il y a des couturiers fascinants : ils proposent quelque chose qui est dans le présent et dans le futur grâce à leur singularité. On dira intemporel, on comprendra contemporain et le résultat, c’est tout bonnement l’émergence du désir.

« Talent »

A.M. : Talent est un mot compliqué car il est employé pour qualifier la créativité, la grandeur. C’est un mot d’extase et le problème est que s’il n’y a pas de talent perçu, c’est compliqué. L’industrie du luxe valorise la singularité, la créativité, le talent dans ses discours car cela est quelque part son « fonds de commerce ». Les gens ont envie de se transcender avec des objets « uniques », « sans pareil », mais l’élément déclencheur et rassurant, c’est la créativité. Si le talent commence à péricliter, vous pouvez être remercié, cela traduit donc le fait que ce n’est pas simplement « le talent pour le talent » mais le talent pour le commerce particulier avec des beaux matériaux, des gens avec des savoirs d’exception. Si la créativité était vraiment si importante, les créatifs ne seraient pas sur des sièges éjectables.

L’enjeu du luxe aujourd’hui est de remonter les lettres de l’alphabet et d’aller encore plus loin sur l’origine, la chaine de valeur, ainsi qu’une fois que le produit est vendu avec le suivi, le service… Le talent est ce qui rend la vision d’une personne singulière et unique. Personne n’est indispensable dans la vie d’une entreprise mais il y a des gens qui ne sont pas remplaçables. On peut changer de directeur artistique mais on ne le remplace pas : il a sa singularité déployée par sa vision et crée ainsi des évidences. C’est un tournant quand une entreprise change de talent. Francis Ponge disait « le plus simple reste à dire, le plus simple n’a pas encore été dit ». Quand on a affaire à un talent aux manettes artistiques, on se dit « c’est évident ». C’est donc ça l’intemporalité.
Talent est aussi utilisé dans la réalité de l’entreprise côté corporate. On parle de « manager des talents » : on touche à la diversité. Cela veut en fait dire « Comment faire fructifier tous les talents que l’on a entre les mains ? », c’est le rapport entre le potentiel de progression d’une personne et ses compétences à un temps T de son parcours. C’est ramener du particulier dans un collectif en se disant que chacun a une singularité à explorer, avec des marges de progression, des rythmes qui ne sont pas les mêmes. Avec le mot talent en entreprise, on a la question de la diversité mais on explorera aussi le volet de la discrimination. D’un point de vue sociologique, une femme à qui on propose une opportunité à l’autre bout du monde ne déménagera pas si son mari ne la suit pas, alors qu’une femme suivra son mari. Donc, si l’on propose un poste à une femme et qu’elle décline pour des raisons familiales une première puis une deuxième fois et qu’on ne lui propose pas le poste une troisième fois : vous êtes dans une pratique discriminatoire car vous la qualifiez de non motivée et donc, vous ne travaillez pas au service des talents. Gros challenge donc.
D’un point de vue culturel, la notion de talent va très loin !

 

TES : Et enfin, nous aimerions explorer les notions pour qualifier les acheteurs du luxe : « client » et « consommateur »

A.M. : Consommateur est un mot qui m’interpelle toujours car je ne sais pas ce que c’est ! Je suis sémiologue, je regarde les objets de sens et j’utilise des concepts et outils propres à la théorie linguistique et sémiologique et le mot consommateur n’existe pas en sémiologie. J’ai comme mots « sujet », « acteur », « les hommes, les femmes », « destinataire », « récepteur », chaque concept désigne des réalités distinctes. Consommateur est un acteur d’un contrat marchand. « Clients » et « consommateurs » appartiennent au registre des mots de sciences de gestion, ils n’existent pas en sciences humaines et sociales.

Dans l’univers du luxe, c’est vrai que les maisons n’aiment pas parler de consommateur, on parle de clientèle ou d’amis de la maison. Après tout, il y a une relation de confiance, un partage de passion. On est au-delà du banal, au-delà du possible. Le mot consommateur m’interpelle car il laisse à penser que l’on consomme tout le temps, or, on peut passer une journée sans consommer. Si on réduit un être humain à cette notion de consommateur, on exclut beaucoup de dimensions. On cherche à rationaliser. Côté coulisses, on parle de consommateur dans les entreprises : cela fait partie du jargon pour étudier les audiences, les publics, les clients, et les meilleurs clients parmi les clients. Les audiences sont les personnes qui reçoivent les messages. Quant aux publics, il y en a plusieurs : il y a les publics consommateurs, les publics partenaires, concurrents ou parties prenantes. Ainsi, l’horizon du discours est beaucoup plus large.

En sciences humaines, le mot consommation (achat) existe : on étudie ce qui se passe, ce qui se produit en consommant mais je crois que quand on parle de consommateur, on parle uniquement en termes d’achats et objets consommés. Or dans les faits, quand je vois les vitrines de noël Hermès quand elles sont dévoilées : je n’achète rien ! On est sur du symbolique, du rituel, mais pas de l’achat, passer une casquette d’humaniste et de sémiologue permet de voir les choses sous un nouvel angle. Une marque, ce n’est pas que votre propriété, c’est aussi comment les gens se l’approprient, c’est une co-construction. Une marque, c’est autant ce que les gens en font que ce que l’on en dit, cela génère des valeurs. Et à partir de ce point de vue, tout peut être requestionné, challengé, bref secoué. Ce sera le mot de la fin, un mot de Roland Barthes : la sémiologie est « une secousse de l’esprit ».

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