Faut-il dire numérique ou digital ?

Anthony Mathé - Sémiologue - Semiolab - Numérique - Digital

Petite réflexion sur les termes « numérique » et « digital ». Un éclairage est plus que bienvenu sur un point qui fait couler beaucoup d’encre. Je vous dis tout en apportant des éléments de réponse à deux questions récurrentes. 

Pourquoi peut-on utiliser « numérique » et « digital » ?

Si vous parlez d’un site web ou d’une application mobile, je suppose qu’il convient plutôt de parler d’expérience digitale, de dispositif digital, ou encore d’innovation digitale, plutôt que de dispositif ou d’expérience numérique. On parlera en revanche avec plus de justesse d’une montre à affichage numérique ou de l’industrie numérique, d’entreprises numériques. Le contexte fait que l’on privilégiera l’un ou l’autre. Le cœur du problème en français, c’est que numérique est polysémique, d’où certaines ambivalences ou zones de flou aujourd’hui qui expliquent en partie pourquoi l’on se tourne vers digital sur le modèle anglo-saxon notamment dans la langue des agences digitales ou des responsables du digital chez les marques.

En français, numérique s’oppose à analogique, c’est son sens mathématique. C’est la différence entre l’arithmétique et l’algèbre. Par extension, on parle de cinéma numérique, de son numérique, en opposition au cinéma classique ou au son analogique. C’est le traitement informatique, le calcul, la dématérialisation qui motivent cette qualification. S’il y a bien des nuances notables et significatives sur le plan sémantique ou même étymologique, ce sont surtout les usages en langue (c’est ainsi qu’on parle en linguistique) qui me semblent plus intéressants car ils permettent d’aller plus loin dans la compréhension de la complexité de la langue. On parle d’industrie numérique et de pratiques digitales, même s’il n’y a rien de complètement systématique. La clef est pourtant ici à mes yeux : valeurs de base d’un côté, valeurs d’usage de l’autre. Le chiffre versus la main, pour renvoyer à l’étymologie. Numérique tend à renvoyer de fait au technologique, à la dimension discrète de la technologie, celle que manipulent les ingénieurs et qui restent intangible.

Digital semblerait concerner plutôt l’usager dans son expérience de cette technologie numérique. Avec digital, on passe de l’autre côté de l’écran. L’influence anglosaxonne aidant aussi, je comprends pourquoi les agences se présentent comme agences digitales, et non comme agences numériques. Regardez ce qui est en jeu avec les termes numérisation et digitalisation et vous verrez que numérique et digital ne sont pas synonymes. La numérisation renvoie au changement de support de données (films, images, enregistrements), à sa dématérialisation, et la digitalisation à la communication via des supports immatériels, à l’accès au digital. Personne n’ira parler de numérisation d’une marque (sauf de ses archives) alors que la digitalisation de la marque est une mutation en cours dans son dispositif global de communication. Certes, c’est là un sociolecte propre au marketing et aux agences, mais il n’en est pas moins significatif. Il convient d’envisager la différence numérique / digital comme une tension, non comme un binarisme. Les geeks comme les hackers passent de l’usage à l’encodage et vice versa. La culture numérique et la culture digitale sont évidemment liées. Mais ces quelques nuances d’imaginaire ne sont pas pour autant inutiles. L’imaginaire linguistique de digital est lié à la dimension expériencielle et à l’usage alors que l’imaginaire linguistique du numérique est lié à l’industrie et à l’encodage. Si l’on continue à explorer les usages linguistiques, on voit que l’on pourrait très bien qualifier une application comme étant numérique et digitale, sans être dans la pure redondance.

On mettrait l’accent sur la technologie, puis sur l’utilisabilité pour en expliquer la valeur. En revanche, il n’est pas pensable en retour de parler d’une application numérique non-digitale ou d’une application digitale non-numérique. Les deux semblent liés, comme le recto et le verso d’une page blanche, pour reprendre l’une des célèbres métaphores de Saussure.

Pour finir, n’oublions pas le terme manquant : web. Le web n’est qu’une dimension spécifique du digital et du numérique, mais il reste le plus commun. Une autre enquête sémiolinguistique à mener.

D’un point de vue linguistique, doit-on privilégier l’un ou l’autre ?

D’un de point de vue linguistique, c’est l’usage attesté qui doit motiver à choisir l’un des termes plutôt que l’autre, en fonction du message, du contexte ou tout simplement de son interlocuteur (ma grand-mère connait le terme numérique mais probablement pas digital). Et d’un point de vue sémantique, deux mots permettent d’introduire des nuances et ni la poésie, ni la pensée n’iront reprocher cela à la sémantique ! 

La linguistique comme toutes les autres sciences du langage n’est nullement prescriptive, elle est avant tout descriptive. Elle observe, elle enquête, elle étudie des phénomènes pour dégager des faits ; elle tente de comprendre pour expliquer (ou l’inverse, selon les courants linguistiques). Comme j’ai pu rire lorsque l’Académie Française a prescrit l’emploi de numérique et expliqué que digital n’est pas approprié. Ils ont beau souligner que digital en français et digital en anglais ont des sens qui ne se recouvrent pas, force est de constater que leurs usages si !

De toute façon, l’Académie Française est prescriptive, normative et a un dent contre les anglicismes et toute forme de néologisme. Je crois qu’ils ne vivent pas dans notre monde et que leur idéologie est par définition non-linguistique. En plus, mieux vaut ne pas être anglophile avec eux. Il faut se rappeler qu’il y a quelques années ils préconisaient d’utiliser le néologisme « vacancelles » pour remplacer le terme anglais « week-end ». D’un ridicule sans nom.

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